Introduction : Il était une fois : l’image
On ne trouve pas moins de 13 définitions de ce mot dans le Larousse, d’un point de vue scientifique, matériel ou symbolique. L’image fait partie de notre environnement. Chaque battement de cils nous fait découvrir une nouvelle image de ce qui nous entoure.
Depuis des temps fort fort lointains, l’Homme crée des images : symboliques, elles revêtent un caractère religieux et/ou politique dès les premières civilisations.
Au fur et à mesure de l’histoire, l’Homme, en bon Narcisse, cherche à se représenter le plus fidèlement – non, le plus idéalisé possible.
En occident, la peinture et la sculpture deviennent le support privilégié des évènements historiques : grandes batailles, épisodes bibliques ou antiques, les portraits de puissants… nourrissent les images et permettent à la postérité de garder en mémoire visages et noms.
Avec l’apparition de la photographie, la peinture perd petit à petit son rôle de témoin direct de l’histoire. C’est d’ailleurs à la même période qu’apparaît l’abstraction dans l’art européen.
Naissance de l’abstraction : de nouvelles références pour de nouvelles formes
L’on ne peut comprendre l’abstraction sans la replacer dans son contexte. La fin du XIXème et le début du XXème siècles connaissent de nombreuses évolutions technologiques.
La plus importante est la photographie qui libère la peinture et lui permet d’explorer la forme, la matière, la couleur, sans prétexte, sans les conventions rigides imposées depuis des siècles par l’académisme. Avec la présence coloniale européenne dans le monde, les Européens et leurs artistes découvrent des arts exotiques, tels que les arts africains et polynésiens dont les styles, dont les représentations symboliques et géométriques sont aux antipodes des conventions millénaires de l’art européen.
Les artistes s’autorisent de nouvelles appréciations des formes, plus libres. Picasso aboutit ainsi aux Demoiselles d’Avignon.
Dans cette œuvre, qui marque le début du cubisme, Picasso cherche à faire ressortir la forme pure des corps : les cubes, les cylindres et les pyramides, sont les fondamentaux de l’esthétique cubiste. Les artistes utilisaient des lignes droites et des angles vifs pour représenter les contours des objets, mettant en avant la géométrie. Le cubisme – également développé par Georges Braques – cherche également à ramener le sujet au-devant du spectateur en rabattant la perspective vers le premier plan. Le cubisme introduit la notion de « vue multiple » ou « perspectives simultanée ». Les artistes représentaient les objets en combinant différentes vues et perspectives dans une même image, créant ainsi une fragmentation de l’espace et du temps.
Le point de vue de l’artiste, son œil, donne sa singularité à l’œuvre. De la même manière, les aplats de couleurs s’éloignent des flous artistiques pour exploiter la résonnance propre de la couleur, dans une palette limitée.
A la même période (dès 1909-10), naît en Italie le Futurisme. Ici, la référence est la modernité, la machine, la vitesse. Fondé par le poète Filippo Tommaso Marinetti en 1909, le futurisme rejette les conventions artistiques du passé.
Marinetti exhortait les artistes à célébrer la technologie, la machine et la vitesse, et à créer des œuvres qui reflétaient l’énergie et la dynamique de la vie moderne. Les liens de ce mouvement avec le fascisme italien réside dans leur convergence idéologique, notamment en ce qui concerne leur vision de la modernité, de la puissance nationale et de la centralisation du pouvoir. Benito Mussolini a été un fervent admirateur du futurisme. Il a vu dans les idéaux futuristes une correspondance avec ses propres aspirations politiques.
Cependant, bien que certains artistes futuristes aient exprimé leur soutien au fascisme d’autres ont maintenu une distance critique par rapport au régime de Mussolini.
La forme géométrique pure : le travail de Kazimir Malevitch
La forme géométrique est essentielle pour aborder les formes de la nature. Lorsque l’on apprend à dessiner, on aborde un visage comme un ovale, la direction d’un bras comme ligne… se déplaçant dans l’espace. C’est ce que nous appelons les lignes de forces, qui permettent de construire l’œuvre : ici en exemple, une Déposition de Croix du Caravage et le Serment des Horaces de David.
Tout est géométrie et pourtant… l’abstraction n’est née ni en Italie ni en France mais bien dans les pays du nord et l’est, en Russie avec Malevitch et Kandinsky (pour les plus connus) et en Hollande avec Mondrian.
Commençons par Malevitch, c’est mon chouchou.
La Russie, contrairement au reste de l’Europe, est orthodoxe. Là, l’art ne copie pas la Nature mais la nature divine du Christ. En effet, les icônes sont l’image “photographique” du Christ et de la Vierge : la légende veut que Luc, bien incapable de capturer l’essence du divin, fut aider d’anges descendus du ciel pour terminer son œuvre. C’est ce que l’on appelle une image “acheiropoïète”, c’est-à-dire, “non faite de main d’homme”. Ainsi conçu, l’art de l’icône reste figé.
Cet art est profondément enraciné dans la spiritualité et la symbolique religieuse. Les icônes sont conçues pour transmettre des concepts théologiques et spirituels à travers des motifs symboliques : par exemple la mandorle, forme en amande qui entoure le personnage, représente la gloire divine qui entoure les figures sacrées, symbolisant la lumière de la divinité qui émane des saints.
Ce symbole, comme d’autres symboles géométriques, tels que les cercles, les triangles et les étoiles sont également essentielles dans la composition générale de l’œuvre.
Le corps, et ce qui constitue la nature, répond à des règles géométriques. Les œuvres figurées de Malevitch le montrent bien : le corps est un cylindre, la figure une ovale, etc.
On voit dans ces œuvres figurées le même cadre rigide que celui des icônes : formes, proportions, géométries du corps prennent racines dans l’art religieux orthodoxes.
A l’instar des icônes, Malevitch appuie ses compositions grâce à des couleurs vives et des contrastes marqués entre la lumière et l’ombre. Ces effets visuels sont utilisés pour créer une atmosphère spirituelle et mystique, ainsi que pour souligner l’importance des éléments symboliques dans l’image.
A force d’explorer la forme et le symbole, Malevitch et ses contemporains s’éloignent de plus en plus de la figuration. Se libérer des contraintes de la forme académique, c’est-à-dire portée officiellement par l’Etat, c’est aussi se libérer politiquement de la Russie tsariste. La révolution communiste soutiendra ces avant-gardes avant de les opprimer pour retourner vers un “réalisme soviétique”, images de propagandes bien éloignées de la liberté formelle et intellectuelle de l’abstraction.
L’art abstrait n’est pas qu’une vue de l’esprit : c’est le long travail d’une tradition millénaire, mêlant spiritualité, questionnements plastiques, interrogations sur la représentation et la nature du réel. L’exploration de la forme en tant que telle, dégagée des “fioritures” de la représentation réaliste est un espace qui revisite le réel et qui donne à voir sa source : la forme et la couleur pures.
L'’abstraction et la nature : l’exemple de Piet Mondrian
L’un des acteurs phare de l’art abstrait est Piet Mondrian. Peintre hollandais né en 1872 dans une famille calviniste, commence sa carrière dans l’ère artistique qui domine alors : le réalisme et le néo-impressionnisme.
Son aire d’influence est différente de notre ami Malevitch. L’art hollandais est mystérieux et mystique, empreint de nombreux symboles liés à la nature. L’un de ses thèmes phare, est le moulin.
Les moulins à vent représentent le passage du temps et la transition entre les saisons. Ils sont parfois représentés dans des paysages ruraux paisibles, évoquant un sentiment de calme et de contemplation, et symbolisant la continuité et le cycle perpétuel de la vie. Le moulin, indirectement, représente le vent qui est l’Esprit et son souffle, la manifestation d’une conscience supérieure.
Le futurisme et le cubisme, qui émergent au début du XXème siècle, influencent le jeune peintre qui se tourne progressivement vers une épuration des formes.
Pour ce faire, Mondrian accentue les lignes et les formes géométriques telles que les rectangles et les carrés. Il trace les points de convergences entre les lignes de force ce qui a pour effet de créer des petites croix.
Petit à petit, la géométrie remplace le figuratif. Mondrian choisit également une palette de couleurs restreinte : les couleurs primaires, jaune, bleu et rouge, desquelles on peut créer toutes les couleurs.
Revenir au “primaire”, au “premier”, au “primitif” est à la mode de l’époque grâce à la découverte des arts africains et polynésiens. Les peintres se concentrent sur l’expression pure de la peinture plutôt que sur la représentation fidèle de la réalité, rendue possible grâce à la photographie.
Ainsi notre cher Piet se concentre sur les lignes et les plans, dans une recherche d’harmonie, accentuée par l’apposition de surfaces colorées. Le tout crée un équilibre dynamique.
Mondrian a réussi à parvenir à une abstraction pure, où ses œuvres expriment des principes artistiques et spirituels universels plutôt que de représentations spécifiques de la réalité visible.
C’est cet universalisme que permet la géométrie et l’abstraction : en s’appropriant les formes sous-jacentes de la nature, l’abstraction tend vers l’universalisme de la représentation.
Cela est possible car il existe une règle universelle ou plutôt, un langage universel : les mathématiques. C’est la géométrie qui ordonne la Nature.
On connait tous les fractales, formes géométriques complexes qui se répètent à différentes échelles comme dans les fougères par exemples. Les arts de l’Islam ont reproduit cet ordonnancement pour manifester la Création divine.
Pour ceux qui s’intéressent à l’art, vous connaissez surement la suite de Fibonacci qui est une séquence mathématique dont les formes de coquilles de coquillages ou de certaines fleurs en sont la plus belle expression. Certains connaissent également cette suite sous le vocable de “nombre d’or”.
Idem dans le cosmos : les orbites planétaires suivent des trajectoires elliptiques autour de leurs étoiles obéissant aux lois de la gravitation et de la mécanique céleste énoncées par Kepler et Newton.
L’univers lui-même présente une symétrie remarquable. Des structures telles que les amas de galaxies, les filaments cosmiques et les grandes structures en forme de bulles observées dans la distribution des galaxies révèlent des motifs géométriques complexes qui défient souvent notre compréhension.
Reprenant les formes de la Nature, l’art en déduit des interprétations sacrées : le carré, qui a un début et une fin, représente la terre, la finitude. Le cercle, qui n’a ni début ni fin, est synonyme d’éternité, de totalité, de continuité et d’harmonie.
Chez les chrétiens, il représente le divin : les couronnes sont rondes tout comme les auréoles. Le triangle peut symboliser la dynamique, le mouvement et l’énergie. Dans certaines cultures, il est associé à des concepts comme le ciel, la terre et l’homme, ou le passé, le présent et le futur, la pensée ternaire, la Trinité etc.
Wassily Kandinsky, Kazimir Malevich et Piet Mondrian ont exploré l’art à ses éléments les plus fondamentaux : la couleur, la forme et la ligne. Ces artistes ont cherché à exprimer des émotions, des idées ou des concepts abstraits à travers leur art, libérant ainsi la peinture de toute contrainte représentative.
L’abstraction a connu différentes phases et écoles, allant de l’abstraction géométrique, caractérisée par des formes géométriques pures et des lignes nettes, à l’abstraction lyrique, qui privilégie la spontanéité gestuelle et l’expression émotionnelle.
Au fil du temps, l’abstraction a influencé de nombreux domaines artistiques, notamment la peinture, la sculpture, la photographie, la musique et même l’architecture. Elle a également ouvert de nouvelles voies d’exploration artistique, remettant en question les notions traditionnelles de représentation et de beauté, et invitant le spectateur à une expérience esthétique plus subjective et immersive. Aujourd’hui, l’abstraction demeure un courant artistique dynamique et diversifié, continuellement exploré et réinterprété par les artistes contemporains.