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Le magazine de référence du marché de l’art

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L’allégorie, malgré l’hétérogénéité de ses sources, devint un genre associé à ce que l’exercice de l’esprit peut avoir en lui de sacré”

  1. Jean Seznec.
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C’est la rentrée ! Les cartables, les cahiers, les stylos, les livres à n’en plus finir. 

Quoi de mieux, alors, que de réviser ses classiques pour bien commencer l’année ? Aiguiser son œil d’amateur d’art pour ne rater aucune miette de ce que nous murmurent les tableaux et les œuvres.

Pour ce faire, je vous emmène à la découverte d’un grand classique des amateurs d’arts depuis des siècles : L’iconologie de Cesare Ripa. 

Nous allons partir comprendre pourquoi cet ouvrage est si important, dans quelle tradition il se situe et ce qu’il renferme.  Mais commençons par quelques définitions et jalons.

*Jean Seznec (1905-1984) était un historien de l’art et un érudit français, connu pour son ouvrage influent « La Survivance des dieux antiques » (1940), qui explore la continuité et la transformation des dieux et des mythes de l’Antiquité dans la culture européenne post-médiévale, y compris à travers l’utilisation de l’allégorie.

I- Les origines et la tradition

  1. L’ouvrage 

Qu’est ce que l’Iconologie ? 

Publié pour la première fois en 1593, l’Iconologia est un recueil encyclopédique d’emblèmes et de symboles allégoriques. Ce livre a eu une influence considérable sur l’art et la culture de son époque, car il fournissait des descriptions détaillées et illustrées de diverses allégories et personnifications, comme des vertus, des vices, des arts, des sciences, et des concepts abstraits.

Il comporte plus d’une centaine de combinaisons d’attributs pour exprimer ce qui a toujours fasciné l’homme et qu’il a tenu à représenter : 

  • Les saisons
  • Les vices 
  • Les vertus ( théologales et cardinales) 
  • Les grands cycles qui président aux mouvements de notre monde

Là, où traditionnellement on s’arrête aux allégories concernant les Saisons, les Muses et les Vertus, l’Iconologie est un ouvrage bien plus poussé qui a inspiré les artistes du 17e et 18e siècle. 

En effet, pour le reste des allégories, à vrai dire, on pensait que les artistes avaient eux-mêmes imaginé leurs propres figures allégoriques..! 

Si l’Iconologie apporte un nombre fascinant de nouvelles informations, si il a fait tant sensation c’est également grâce à l’apport de d’Emile Mâle. Connu pour son travail sur l’iconographie chrétienne et médiévale*, il lève le voile sur des milliers d’œuvres que l’on comprend sous un jour tout nouveau ! Il agit comme un véritable Champollion de l’Allégorie. 

Mais ce traité s’inscrit dans une tradition de recueil de ce genre. Il nous faut alors faire un bref détour dans le passé pour mieux comprendre à quoi il fait suite.

* « L’Art religieux du XIIIe siècle en France » et « L’Art religieux après le Concile de Trente » sont deux de ses ouvrages les plus consultés. Il explore en profondeur comment les images et les symboles ont été utilisés dans l’art pour enseigner et illustrer les doctrines chrétiennes.

  1. Le contexte : 

Pour bien comprendre cet ouvrage, il faut d’abord bien saisir dans quelle époque il s’inscrit. 

Lors de la période de la Renaissance, on redécouvre une appétence pour ce qui est du registre du langage, du code, de la classification et de la compréhension.

La Renaissance marque une redécouverte des textes anciens grecs et romains, où l’allégorie était déjà largement utilisée. 

Les penseurs de cette période s’inspirent d’auteurs comme Platon, Homère, Virgile, ou Ovide, qui employaient des récits et des symboles pour explorer des vérités morales, métaphysiques ou politiques.

Les mythologies grecques et romaines fournissent une grande partie des motifs et des thèmes allégoriques repris par les artistes de la Renaissance. Par exemple, les dieux et déesses classiques sont souvent employés pour représenter des qualités humaines ou des forces abstraites comme la justice, la sagesse ou la beauté.

Les artistes de la Renaissance, tels que Sandro BotticelliRaphaël, ou Titien, ont fréquemment utilisé des figures allégoriques dans leurs peintures pour transmettre des messages complexes. Les personnages mythologiques, historiques ou bibliques étaient souvent utilisés comme symboles pour incarner des vertus ou des vices.

→ Un exemple emblématique est « Le Printemps » (La Primavera) de Botticelli, qui est une œuvre allégorique complexe représentant le renouveau de la nature, mêlant mythologie gréco-romaine et éléments symboliques chrétiens.

Les fresques et les peintures des palais et églises de la Renaissance sont souvent organisées comme des programmes allégoriques, avec des scènes représentant les vertus cardinales (la Prudence, la Justice, le Courage, etc.) ou des allégories morales et religieuses.

L’allégorie devient aussi un outil philosophique au service de l’humanisme. Les humanistes de la Renaissance, comme Erasme, Marsile Ficin, ou Pico della Mirandola, utilisaient des symboles et des métaphores pour explorer la condition humaine, le rôle de l’homme dans l’univers et sa relation avec le divin.

Un phénomène majeur de la Renaissance est la montée de la littérature emblématique, avec des œuvres comme l’« Emblemata » d’Andrea Alciati. Les emblèmes combinent des images et des textes pour créer des significations allégoriques et morales.

Ces livres d’emblèmes étaient populaires non seulement dans les cercles académiques mais aussi dans la société en général. Les gravures sur bois, accompagnées de courtes devises, étaient un moyen visuel puissant pour transmettre des idées complexes à des publics plus large. Mais nous en parlerons juste après. 

L’allégorie reflète la fascination pour les idées symboliques, morales et philosophiques. À cette époque, les artistes, les écrivains et les penseurs ont souvent utilisé des allégories pour exprimer des concepts abstraits de manière visuelle ou narrative, tout en rendant hommage à l’Antiquité classique. 

Avec ce détour, je n’ai d’ailleurs toujours pas vraiment éclairé ce qu’était une allégorie. Alors voici une citation de Jean Baptiste Du Bos qui la résume extrêmement bien. 

Les personnages allégoriques sont des êtres qui n’existent point, mais que l’imagination des peintres a conçue et qu’elle a enfantés en leur donnant un nom, un corps et des attributs. C’est ainsi que les peintres ont personnifié les vertus, les vices, les royaumes, les provinces, les villes, les saisons, les passions, les vents et les fleuves. 

La France représentée sous une figure de femme, le Tibre représentée sous une figure d’homme couché et la calomnie sous une figure de satyre sont des personnages allégoriques.

On aime plus que tout associer une idée à un mot et un mot à une image à la Renaissance. D’ailleurs, cela se cristallise et s’illustre par la grande vague de recherche concernant les hiéroglyphes, considérés comme le langage ultime de la sagesse.

Anecdote : au 17eme siècle, les mots allégorie et hiéroglyphes sont quasiment synonymes ! Mais pourquoi ? Faisons un détour dans les grands traités qui en parlent pour trouver la réponse.

II - L’allégorie depuis l’Antiquité, quelles ressources ?

En effet, le premier ouvrage qui fait date est le Hieroglyfica d’Horapollo ! Synonymes vous voyez. 

  • Hieroglyfica d’Horapollo : En raison de son contenu symbolique et allégorique, il  a eu une influence notable sur l’iconographie de la Renaissance. Les artistes, les écrivains et les érudits de cette époque, fascinés par l’idée d’un langage symbolique sacré, ont intégré des motifs inspirés des descriptions d’Horapollo dans leurs œuvres. On y trouve plus de 100 motifs figuratifs, animaliers et représentants des idées pour fabriquer des allégories. 

-> La première édition est donnée en 1505 à Venise et c’est Albrecht Dürer lui même qui s’occupe des illustrations pour l’édition allemande. 

Puis, il inspire un ouvrage encore plus important : 

  • La version du Hieroglyphica d’Horapollo éditée par Pietro Antonio Bolzani (également connu sous le nom de Pietro Antonio degli Zaccaria, Bolzano ou Bolzanius) est une édition influente de ce texte publiée à la Renaissance. Bolzani, un érudit et humaniste italien, a publié cette édition à Rome en 1517, et elle a joué un rôle crucial dans la diffusion et la popularisation du texte d’Horapollo dans l’Europe de la Renaissance.

Cette version est largement supérieure au niveau du nombre d’allégories : plus de mille ! Mais elle est assez peu illustrée, ce qui est largement compensée par les commentaires érudits qui l’accompagnent. 

Puis, de hiéroglyphes on passe aux emblèmes ! 

  • Emblemata d’Andrea Alciati en 1492 : ici les allégories sont illustrées d’une gravure en bois ainsi que suivie d’un commentaire. 

Mais, le plus célèbre de tous dans le monde de l’allégorie n’est pas un recueil, ni même un essai. C’est un roman ! Oui, vous avez bien lu. 

  • L’hypnerotomachia Poliphli, ou le Songe de Polyphile de Francesco Colonna 

C’est la tentative la plus aboutie d’écriture sur le langage allégorique à l’époque. 

L’ouvrage raconte l’histoire allégorique de Poliphile, un homme qui, dans un rêve, recherche son amour, Polia. Le récit est une exploration onirique, remplie de symbolisme, de mythologie, d’architecture, d’art, et de philosophie. Le texte est écrit dans un style complexe, mêlant italien, latin, grec, et parfois des mots inventés, ce qui rend sa lecture difficile mais fascinante. Le livre est connu pour son mélange de prose et de poésie, ainsi que pour ses descriptions détaillées d’architectures, de jardins, de monuments et de rituels, ce qui en fait une sorte d’encyclopédie visuelle de l’imaginaire Renaissance.

Son œuvre, bien que mystérieuse et complexe, a laissé une empreinte durable sur la culture européenne, en particulier par sa beauté visuelle et sa richesse symbolique. Le « Hypnerotomachia Poliphili » reste un ouvrage emblématique de la fusion de l’art, de la littérature, et de l’imprimerie à l’époque de la Renaissance.

III- Quel rapport à l’allégorie ?

Maintenant que nous avons fait le tour des ouvrages de référence dans le domaine, que nous n’aurions pas pu passer son silence, il est temps de comprendre le rapport qu’ont entretenu les différentes générations d’intellectuels et de peintres, d’artistes qui ont eu à faire avec l’allégorie. Et surtout de comprendre sur quel terreau Cesare Ripa s’est appuyé.

On sait que Ripa a pu rencontrer la fine fleur des humanistes romains, qu’il a pu évoluer dans leurs cercles, leurs cabinets, leurs bibliothèques, leurs collections. 

Fort de toutes ces connaissances, Cesare Ripa décide de quelque peu révolutionner l’époque en ajustant son propos : il destine son ouvrage aux artistes. 

Ici il n’était plus question de flatter son ego pour faire des jeux d’esprits, comme on a pu le faire auparavant, c’était un travail, avant tout gouverné par la raison pour faire passer un message. 

Bon, mais enfin, comment la France a pu profiter du travail de Cesare Ripa ? Car, à nos artistes français, il manquait la traduction. C’est à la rencontre de Jean Baudouin qu’il faut ainsi partir. 

Car ce monsieur ne s’est pas contenté de le traduire. Le mot juste serait sans doute celui d’adaptation

En effet, dans la réception française de l’ouvrage certaines allégories initiales disparaissent tandis que d’autres apparaissent. Il s’agit aussi sans doute d’une volonté de Baudouin d’adapter l’ouvrage à la culture française.

D’ailleurs pendant qu’il travaille à l’adaptation du recueil de Ripa, Baudouin travaille lui-même à un ouvrage de ce type. 

Celui-ci souhaitait en effet diffuser plus que créer, des textes où il voyait les fondements mêmes d’un savoir reposant sur une tradition éprouvée, les plus beaux ornements de l’esprit ou les plus remarquables essais de synthèse du macrocosme et du microcosme, du monde mental et du monde physique

Oui, l’assimilation de connaissances nouvelles ne se faisait pas sans une relecture permanente de la tradition.

Là où l’homme moderne cherche vainement un auteur, l’humaniste savant s’imposait comme un simple relais, comme le témoin d’une tradition, qui, par nature, trouvait sa légitimité dans une immémoriale origine, sinon dans une absence totale de paternité.

Ainsi, l’allégorie, née des traditions antiques et transmise à travers les siècles, s’est affirmée comme un langage visuel et littéraire d’une profondeur inégalée, particulièrement à la Renaissance. 

Si ses origines plongent dans la mythologie, la philosophie et la religion, son développement à cette époque marque un tournant.

Cependant, c’est bien avec le travail monumental de Cesare Ripa et son  « Iconologie »  que le genre allégorique atteint son apogée théorique et pratique. 

Ripa a codifié un vocabulaire symbolique riche et complexe, offrant un cadre de lecture essentiel pour identifier et comprendre les représentations allégoriques. Son ouvrage est devenu la pierre angulaire de l’allégorie graphique, un manuel pour les artistes et un guide pour les érudits.

Cet article, en retraçant l’histoire et les traitements graphiques de l’allégorie, prépare ainsi le terrain pour une lecture plus éclairée des œuvres d’art. En maîtrisant ce langage, nous pourrons non seulement mieux identifier les allégories, mais également en comprendre la signification profonde, au-delà des simples apparences.

Maintenant que vous savez tout ça, que vous avez eu une mise en bouche allégorique, il me sera plus aisé de proposer une lecture des œuvres !  

Car, malheureusement depuis cet âge d’or,  les allégories n’ont pas eu très bonne presse. On l’explique avec la montée en puissance du rationalisme. Selon Dominique Brême, le rationalisme dissocie peu à peu les facultés intellectuelles en isolant leur vecteur intuitif et poétique de leur vecteur logique et démonstratif.

C’est en continuant à nous informer, à nous cultiver et à exercer notre œil, que nous pouvons reprendre la main sur ce phénomène et ne plus isoler ces deux vecteurs, qui sont si complémentaires, pour une lecture optimale des œuvres qui nous entourent.

NB : Quelques représentations allégoriques pour se familiariser avec les futures analyses :

Noel Coypel - L’Abondance, vers 1700 - huile sur toile, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
Jean Baptiste de Champaigne, L’Aurore, 1668, Paris, Musée du Louvre.
  1. Noel Coypel, Le Gouvernement de la République chassant la calomnie, 1661, huile sur toile, Rennes, palais du Parlement de Bretagne, Grand Chambre 
  2. Philippe de Champaigne, La Charité, 1636-38, huile sur toile, Nancy, Musée des Beaux Arts 
  3. Jean Jouvenet, La connaissance, 1695, huile sur toile, Rennes, Palais du Parlement de Bretagne, Conseil de la Grand Chambre 
  4. Charles le Brun, La résolution prise de faire la guerre aux Hollandais, 1680, huile sur toile, Auxerre, Musée d’Art et d’Histoire. 
  5. Jean Jouvenet — L’Étude, 1694-95, Vienne, Albertina Graphische Sammlung. 
  6. Nicolas Poussin, Le Temps soustrait la Vérité aux atteintes de l’Envie et de la Discorde, 1641, huile sur toile, Paris, Musée du Louvre 
  7. Antoine Coypel, Louis XIV se reposant dans le sein de la Gloire après la paix de Nimègue, 1681, huile sur toile, Montpellier, musée Fabre. 
  8. Simon Vouet, Allégorie de la Force, 1637, huile sur toile, musée national des châteaux de Versailles et du Trianon 
  9. René Antoine Houasse, La Force de l’Éloquence, 1681-83, huile sur toile, Brest Musée des Beaux Arts 
  10. Gilles Rousselet d’après Claude Vignon, Allégorie en l’honneur du Cardinal de Richelieu, frontispice pour la thèse de Nicolas François Brulart de Sillery, 1640, Paris, BNF, cabinet des estampes.

    Léah Thomas-Bion