Introduction
Ce mois-ci, nous allons plonger dans l’imaginaire égyptien. En effet, lors d’une visite au musée avec Ophélie, nous sommes tombées nez à nez avec un tableau mystérieux. Une femme se faisant mordre le bout du sein par un serpent.
Un petit coup d’œil au cartel pour y lire “La mort de Cléopâtre.”
Ainsi, j’ai eu envie d’aller creuser davantage ce thème iconographique pour voir ce qui se cachait à l’intérieur.
Cela a été rendu possible par une superbe conférence donnée par François de Callatay pour l’Académie Royale de Belgique, et retransmise juste ici : https://www.youtube.com/watch?v=61TExA5R70I
Elle m’a été bien utile afin de vous raconter toutes les histoires qui se trouvent cachées à l’intérieur de ce tableau d’Antonio Belucci, un peintre italien baroque de la fin du 17eme siècle. Afin d’en apprendre sur les influences et le traitement iconographique de cette figure incroyable qu’est Cléopâtre.
L’iconographie de Cléopâtre : usages de son image
Mais, avant de savoir comment est représentée Cléopâtre, il conviendrait de savoir qui elle est et d’aller explorer les sources qui nous parlent d’elle.
Tout ce que l’on sait de Cléopâtre vient de Plutarque. Sans lui, il n’existe pas vraiment de “mythe” de Cléopâtre. Oui, de mythe. C’est important de bien comprendre que la représentation de cette dernière reine d’Egypte avant que le pays ne tombe aux bras des Romains est distanciée de la figure historique.
Ici nous nous intéresserons aux symboliques qui viennent irriguer son iconographie, l’iconographie du “mythe” Cléopâtre.
Nous ne convoquerons pas la réalité historique et scientifique. Ce qui nous intéresse ici est la façon dont les siècles suivants ont interrogé et utilisé son image.
En effet, en ce qui concerne la Cléopâtre antique, il faut savoir que c’est un des règnes les moins documentés par la papyrologie. On sait que lorsqu’elle monte sur le trône, elle fait face à un contexte très difficile, de famine notamment . Évidemment, sa rencontre avec Marc-Antoine marque l’histoire de son règne.
Tout ce que l’on sait de sa “beauté” prétendue, qui a contribué à façonner son mythe nous vient donc de Plutarque, car lui seul dresse un vrai portrait physique.
Il écrit explicitement qu’elle ne l’emportait pas sur les autres femmes par sa beauté. Cependant, il nous apprend que c’est ailleurs qu’elle tire son épingle du jeu :
Et, de fait, on dit que sa beauté en elle-même n’était pas incomparable ni propre à émerveiller ceux qui la voyaient ( …) ceux qui, avaient vu Cléopâtre savaient que cette reine ne l’emportait sur Octavie ni pour la beauté, ni pour la fleur de la jeunesse. (..) Mais, qui avait vécu un temps à Alexandrie dans sa jeunesse et dont le grand-père connaissait un médecin introduit dans les cuisines royales, son commerce familier avait un attrait irrésistible, et l’aspect de sa personne, joint à sa conversation séduisante et à la grâce naturelle répandue dans ses paroles, portait en soi une sorte d’aiguillon. Quand elle parlait, le son même de sa voix donnait du plaisir. Sa langue était comme un instrument à plusieurs cordes dont elle jouait aisément dans le dialecte qu’elle voulait, car il y avait très peu de barbares avec qui elle eût besoin d’interprète : elle répondait sans aide à la plupart d’entre eux, par exemple aux Ethiopiens, aux Troglodytes, aux Hébreux, aux Arabes, aux Syriens, aux Mèdes et aux Parthes. On dit qu’elle savait encore plusieurs autres langues, tandis que les rois ses prédécesseurs n’avaient pas même pris la peine d’apprendre l’égyptien et que même quelques-uns avaient oublié le macédonien.
Oui, en effet, c’est l’un des rares membres des dynasties régnantes à parler couramment egyptien, ce qui a dû, certainement, jouer sur son sex appeal !
Comment expliquer alors cette prestance et ce charme qui la distingue ? Assez prosaïquement il faut se référer à son éducation. Car chez les Romains, qui sont sur le point de prendre l’Egypte, la condition des femmes est infiniment inférieure à celle des hommes. Ainsi elles sont loin d’avoir accès au savoir, à l’éducation, à l’érudition.
Or, Cléopâtre grandit avec les meilleurs philosophes, poètes et savants. Elle vit à Alexandrie, dans un véritable musée à ciel ouvert ( sans parler de la bibliothèque! ).
Elle grandit donc avec la fine fleur de la culture et de la civilisation héllénistique.
Mais, pour en revenir à l’histoire des arts, les seuls portraits que l’on connaisse d’elle sont inscrits sur les monnaies. Et sur ces monnaies la reine est représentée sous les traits de Marc Antoine.
- Trétradrachme d’argent de Cléopâtre et d’Antoine, frappé en 36 av notre ère, en Phénicie
https://www.cgb.fr/cleopatre-vii-et-marc-antoine-tetradrachme-syro-phenicien-ttb,bpv_295686,a.html
- Monnaie de bronze de Cléopâtre valant 80 drachmnes, Alexandrie, 51-30 av notr ère
REPRÉSENTÉE OUI, MAIS COMMENT ?
On peut voir sur ces monnaies, certains détails immuables qui permettent de l’identifier :
- La coiffure dite en melon
- Le large diadème plat ( que sa servante replace le jour de sa mort )
- Le nez évidemment très long
- Les joues moins pleines que les reines qui l’ont précédé.
On connaît également la fameuse tête de Berlin, qui passe pour être l’image même de Cléopâtre. https://www.larousse.fr/encyclopedie/images/Buste_de_Cl%C3%A9op%C3%A2tre/1316325
La mort
Mais finalement, peu importe, car, comme le montre bien le tableau qui nous a servi de point de départ pour cet article, ce qui est abondamment représenté dans les arts, ce n’est pas sa vie, c’est la mort de Cléopâtre.
Il convient alors de se poser la question suivante : pourquoi ?
François de Callatay, l’historien de l’art et archéologue belge, avance une hypothèse : cela représenterait le sommet du pathos. Car c’est une situation que l’on aurait du mal à imaginer.
Ainsi, sous la plume de Plutarque on apprend pourquoi cette célèbre reine est souvent représentée avec un serpent et quelle description a pu donner naissance aux tableaux. Voici donc la célèbre description de Plutarque qui irrigue les arts :
Après s’être ainsi lamentée, elle couronne de fleurs et embrassa la tombe – celle d’Antoine – puis elle se fit préparer un bain. Une fois baignée, elle se mit à table et prit un repas somptueux. Un homme arriva alors de la campagne, portant un panier. Comme les gardes lui demandaient ce qu’il contenait, il l’ouvrit, écarta les feuilles et leur montra qu’il était plein de figues. Les gardes admiraient la beauté et la grosseur des fruits, l’homme sourit et les invita à en prendre. Ainsi mis en confiance, ils le laissèrent entrer avec ce qu’il portait.
Après son déjeuner, Cléopâtre prit une tablette, qu’elle avait écrite et cachetée et l’envoya à César, puis, ayant fait sortir tout le monde à l’exception des deux jeunes femmes dont j’ai parlé, elle ferma la porte.
Quand César eut décacheté la tablette et lu les prières et les supplications par lesquelles elle lui demandait de l’ensevelir avec Antoine, il comprit aussitôt ce qu’elle avait fait.
Il songea à aller lui-même à son secours, puis il envoya en toute hâte des gens pour voir ce qu’il s’était passé. Le drame avait été rapide ; car, venus en courant, ils surprirent les gardes qui ne s’étaient aperçus de rien, et ouvrant la porte, ils trouvèrent Cléopâtre morte, couchée sur un lit d’or et vêtue de ses habits royaux.
L’une de ses servantes, Iras, expirée à ses pieds ; l’autre Charmion, déjà chancelante et appesantie, arrangeait le diadème autour de la tête de la reine. (…)
L’aspic, dit-on, fut apporté à Cléopâtre avec ces figues et il avait été caché sous les feuilles, car elle l’avait ainsi ordonné, afin que l’animal l’attaquât sans même qu’elle le sût ; mais en enlevant des figues, elle le vit et dit “ Le voilà donc !” puis elle dénuda son bras et l’offrit à la morsure. D’autres prétendent qu’elle gardait cet aspic enfermé dans un vase et que Cléopâtre le provoqua et l’excita avec un fuseau d’or. Ce faisant, il bondit et s’attacha à son bras. Mais personne ne sait la vérité, car on a dit aussi qu’elle portait toujours du poison dans une épingle à cheveux creuse et qu’elle cachait cette épingle dans sa chevelure. Cependant, aucune tâche, ni aucune marque de poison n’apparut sur son corps. On ne vit pas non plus de serpents à l’intérieur, mais on disait en avoir observé des traces le long de la mer, du côté ou donnait sa chambre et où il y avait des fenêtres. Certains affirment que l’on aperçut sur le bras de Cléopâtre deux piqûres légères et peu distinctes, et c’est à ce rapport, semble t-il, que César ajouta foi, car à son triomphe on porta une statue de Cléopâtre elle même avec l’aspic attaché à son bras. Voilà donc ce que l’on raconte.
César, tout fâché qu’il était de la mort de cette femme, admira sa grandeur d’âme et la fit ensevelir avec une magnificence royale auprès d’Antoine. Il fit aussi faire à ses suivantes des obsèques honorables.
Nous avons donc ici quelques informations pour comprendre notre tableau. D’abord, les deux femmes qui accompagnent la reine sont :
- Iras : elle est la première à se donner la mort, trop bouleversée, souvent représentée couchée sur le lit de la reine.
- Charmion : c’est celle place le diadème sur la tête de la reine.
- l’aspic : On peut reconnaître l’aspic à l’arrière de sa tête en forme de bouclier. Aspic, en grec veut dire bouclier.
Mais revenons à Plutarque. Comme ce dernier est très lu à la fin du Moyen-Âge, cela influence considérablement la réception que l’on a de l’image de Cléopâtre.
Après lui, c’est Shakespeare qui prend le relais. François de Callatay nous exprime que c’est parfois au mot près.
Suite à leurs descriptions respectives, ce sont les sciences humaines qui se chargent de faire de Cléopâtre une figure mythique sous toutes les formes. Le traitement dans les sciences humaines en fait quasiment une déesse. Aussi, Cléopâtre se retrouve assez souvent sexualisée.
C’est donc maintenant le moment de comprendre quels thèmes iconographiques ont joué une grande place dans ce traitement et dans l’exploration de ce sème de fécondité et fertilité.
Les deux thèmes traditionnels auxquels Cléopâtre est associée
Comme nous l’avons, la mort de Cléopâtre est considérée comme une scène particulièrement tragique. Elle se fait initialement piquer au bras par un serpent, selon la description de Plutarque, mais se retrouve au cours de l’histoire de l’art, à travers les siècles, en femme qui tient deux serpents pour se faire piquer les seins. Voyez les enluminures ci-dessous pour le constater.
- Giovanni Boccaccio De casibus virorum illustrium ( Londres British Library Royal 14 E V f.339 )
- Giovanni Boccaccio, De mulieribus claris 1403, Paris, BNF Français 598, f.128v )
- Antoine Dufour, Vie des femmes célèbres, vers 1505 ( Nantes, Musée Dobrée, Ms. 17)
Pour comprendre ce changement, il faut remonter à une symbolique très antérieure, et aller voir en quoi l’épisode de sa mort la rapproche de deux traditions iconographiques :
La potnia theron
Voici une piste symbolique qui vaut le coup d’être mentionnée. Connaissez- vous la potnia theron?
J’ai trouvé cela fascinant.
Dans le monde gréco-romain, ce terme désigne une divinité archaïque. En effet, cela remonte à des sources lointaines.
La plus ancienne représentation semble être La femme assise de Çatalhoyuk. Elle a été découverte en Anatolie et date d’environ 6000 ans avant notre ère. Elle figure une femme qui tient à ses côtés deux fauves.
Car elle figure une femme associée à des animaux et associe la femme à la fecondité, à la terre, à la nature, à l’initiation, à la puissance.
Les interprétations vont en faveur d’une figurine cultuelle consacrée à la déesse de la fécondité.
Mais d’abord interrogeons nous sur le sens de ce terme :
Potnia Theron se traduit littéralement du grec pour signifier Maîtresse des fauves ou Maîtresse des animaux sauvages.
On trouve une mention de cela chez Homère notamment. Car potnia fait référence à la notion de maîtresse, de dame. La racine pot fait référence à la notion de pouvoir, d’être capable.
Ce mot a été trouvé dans des tablettes mésopotamiennes, car, comme nous le disions,
cette figure semble exister depuis des temps préhistoriques. Notamment en Orient puis en Grèce.
Mais pas de panique, des représentations de la potnia theron, vous en connaissez sans le savoir.
- Artémis, par exemple, peut être considérée comme une maîtresse des animaux, en étant associée à la nature sauvage. Tous les épithètes qui la concerne renvoient à des liens avec la potnia theron : nourricière, sauvage, accoucheuse, éclaireuse..
- Ishtar / Inanna : soit les deux déesses mésopotamiennes les plus connues associées aux sèmes d’amour, de sexualité et d’initiation. Telle une émanation de la déesse mère.
Elles sont, de fait, très liées aux animaux : Ishtar transforme en effet certains en léopard.
- Les sirènes : véritables oiseaux à tête de femme, elles séduisent et promettent le savoir. Elles vivent dans des prairies. Elles ont véritablement ce rôle d’initiatrice. Et liées au destin. L’étymologie les rapprocherait même d’un sens de lien, d’entrelacement. Comme émanant du fil primordial, celui du Destin, de la Mort.
- Les stryges : mais oui, vous savez, ces femmes-rapaces qui allaitent des nourrissons en leur faisant du mal.Elles peuvent les empoisonner avec leur lait. Créatures nocturnes aux griffes acérées. Elles sont, elles aussi, apparentées à la mort et au destin.
- Cybèle, la grande cybèle, déesse phrygienne, est la déesse pourvoyeuse d’abondance : elle est donc parfois représentée en potnia theron, car son culte comprend des éléments liés à l’animalité : elle fut élevée par des fauves, et elle métamorphose des personnages en fauve également ( pensons à Atalante et Hippomène, dont nous avions parlé à l’occasion de l’article sur Méléagre )
- Circé : Comment ne pas penser à la merveilleuse Circé ? Viscéralement en lien avec la nature sauvage, seule sur son île. Elle y vit avec des fauves et transforme ceux qui l’importunent en cochon.
Vous ne connaissez cependant pas Feronia, une déesse sabine ( italienne ) ! Selon Georges Dumézil, cette divinité est “chargée de mettre à disposition de l’homme les bonnes puissances de terre et de neutraliser les mauvaises”. Elle était notamment associée à un oiseau, le pic vert de Feronia. On se retrouve donc tout à fait dans notre typologie.
Globalement, selon Christian Mazet, la potnia n’existe pas en Grèce classique en tant que figure autonome mais elle est une des fonctions possibles des nombreuses divinités.
La Potnia Thérôn, bien plus qu’une simple image de la déesse exerçant sa maîtrise sur les forces sauvages de la nature et du monde animal, constituerait la représentation du champ d’action de la déesse, d’une parmi ses nombreuses compétences alors mise en avant par le dédicant. De la sorte, ces offrandes ne montreraient pas l’identité de la divinité, mais plutôt l’un de ses aspects, une fonction « maîtrise » qui correspondrait, non pas seulement à la déesse Artémis, mais aussi à d’autres puissances divines intervenant, chacune à leur manière, sur les forces incontrôlées de nature diverse.
Éve pécheresse
Comment représenter une femme au serpent, sans faire référence à la femme originelle, l’Éve biblique ?
Évidemment le facteur de la présence du serpent dirige inévitablement la typologie vers une Eve pécheresse.
Une représentation avec un serpent et un arbre, il n’en faut pas plus pour qu’il y ait identification.
On représente parfois Cléopâtre au pied d’un arbre, à l’extérieur. Dans ce cas-là, on est quasiment certain de l’influence d’Eve.
En témoignent ces estampes :
- Barthel Beham Cléopâtre la Grande, 1524 ( estampe )
- Agostino Veneziano Cléopâtre la Grande, 1515, (estampe)
- Ecole siennoise du 16e siècle, Cléopâtre ( Bayonne, Musée Bonnat )
- Andrea Solario, La mort de Cléopâtre, collection privée, Londres
Enfin, toujours en rapport avec les serpents, nous ne pouvons pas ne pas parler de l’influence du Laocoon sur la sculpture antique.
Lao-quoi ? Ce nom signifie, celui qui comprend le peuple, et il est un des personnages de l’épisode troyen du cheval de Troie.
Cette œuvre est très célèbre. Le Laocoon évoque un passage de la guerre de Troie.
Laocoon est un prêtre de la ville de Troie, prêtre de Poséidon.
Un matin, les Troyens découvrent sur la grève déserte un cheval de bois abandonné, ce qui est censé être une offrande pour Poséidon pour garantir à la flotte grecque un bon retour.
Les Troyens sont divisés sur le sort du cheval.
Laocoon met en garde contre le fameux cheval de Troie, qui lui semble être un leurre. Malheureusement personne ne l’écoute et le pauvre homme va être tué, lui et ses fils, par des serpents. On pense qu’il s’agit d’une punition divine et on laisse le cheval entrer dans la ville de Troie. En effet, les dieux étaient du côté des Grecs.
La sculpture représente donc le moment où le prêtre et ses fils se font mordre par des serpents.Cet antique inspire énormément les artistes.
Mais quel rapport avec Cléopâtre ? Après la découverte du Laocoon, au courant du 16eme siècle, de nombreux tableaux représentant Cléopâtre dans la pose du Laocoon.
- Denis Calvaert 1540-1619 De dood van Cleopatra, c 1570, Paris Galerie Canesso.
Un autre événement très important dans l’histoire des arts, qui a une influence sur le trairement de notre Cléopâtre est la découverte de la sculpture d’une femme endormie qui porte un bracelet figurant un serpent.
On imagine rapidement que c’est la sculpture que fit faire César pour son triomphe.
Mais après plusieurs hypothèses et recherches, il s’avère que ce n’est pas elle. C’est une Ariane endormie, le bras au-dessus de la tête indique le sommeil. Et c’est un geste bien référencé en histoire de l’art.
Mais si ce n’est pas Cléopâtre, cela a cependant nourri tout un courant de représentation de l’époque baroque.
- Marcantonio Raimondi, Cléopâtre, 1480
Dans ce cas, on n’hésite pas à la dénuder. Puis très vite il va y avoir une osmose avec le thème de l’extase.
C’est à cette époque qu’on la retrouve fréquemment représentée telle une Marie Madeleine, le regard porté vers le haut et les yeux quasiment révulsés.
La perle
Enfin, si vous regardez bien le tableau que nous avons pris comme point de départ, vous pouvez apercevoir pendue à l’une de ses oreilles une perle blanche.
Connaissez-vous l’histoire derrière ce détail?C’est l’épisode de la vie de Cléopâtre qui l’emporte, en termes de représentation au 18eme siècle.
Il s’inscrit dans la relation que Cléopâtre entretenait avec Marc-Antoine. Voici la description que Pline l’Ancien fait de cet épisode :
Il y avait deux perles, les plus grosses qui eussent jamais existé, l’une et l’autre propriété de Cléopâtre, dernière reine d’Egypte ; elles les avaient héritées des rois d’Orient. Au temps où Antoine se gaver journellement de mets choisis, Cléopâtre, avec le dédain à la fois hautain et provocant d’une prostituée couronnée, dénigrait toute la somptuosité de ces apprêts. Il lui demanda ce qui pouvait être ajouté à la magnificence de sa table , elle répondit qu’en un seul dîner elle engloutirait dix millions de sesterces. Antoine était désireux d’apprendre comment, sans croire la chose possible. Ils firent donc un pari : le lendemain, jour de la décision, elle fit servir à Antoine un dîner certes somptueux, mais ordinaire. Antoine se moquait et demandait le compte de ses dépenses. Ce n’était, assura-t-elle qu’un à côté, le dîner coûterait le prix fixé, et elle mangerait à elle seule les dix millions de sesterces. Elle ordonna d’apporter le second service. Suivant ses instructions, les serviteurs ne placèrent devant elle qu’un vase, rempli d’un vinaigre dont la violente acidité dissout les perles. Elle portait à ses oreilles ces bijoux extraordinaires, des chefs d’œuvres de la nature, véritablement uniques. Alors qu’Antoine se demandait ce qu’elle allait faire, elle détacha l’une des perles, la plongea dans le liquide, et lorsqu’elle fut dissoute, l’avala. Elle se préparait à engloutir l’autre de la même façon. Un homme, arbitre de ce pari, mit le holà et prononça qu’Antoine était vaincu, présage qui s’est accompli.
- Francesco Trevisiani ( 1656-1746) Le banquet d’Antoine et Cléopâtre, 1702, Rome, Palais Spada.
Thème notamment traité en tapisserie dans les grandes salles d’apparat des châteaux. Ce thème est notamment traité en détail également : une femme qui tient une perle au dessus d’une coupe ou non :
- Carlo Maratti, 1625-1713 Cléopâtre à la perle, 1693-1695, Rome, Museo Nazionale di Palazzo Venezia.
- François Lemoyne 1688-1737, Cléopâtre, 1725, Minneapolis, Institute of Art.
Pour terminer ce voyage iconographique, il conviendrait de revenir sur les contrastes que Cléopâtre fait ressortir : avant le 19eme siècle, son image n’est pas du tout chargée pas de dimensions négatives : hautaine, dépensière etc : pécheresse, maléfique, ensorcelante..mais plutôt de sèmes fertiles, féconde, associée à la vie : animaux, plantes, mais si elle exerce dessus une certaine domination et qu’elle ne se laisse pas intimider.
Après le 19eme, c’est le contraire, ce sont les dimensions plutôt négatives qui prennent le relais.
D’ailleurs, au cours du 19eme, on voit bien que l’on se détache de la mythologie néo-classique pour peindre l’anecdote, comme nous l’avons vu.
Enfin, le regard mêlant exotisme et érotisme de la fin de Siècle traduit sans doute, selon François de Callatay, un regard européen mâle en perspective des épisodes de colonisation. Encore une configuration dans laquelle l’Histoire irrigue l’image.
- Jean Léon Gérôme Cléopâtre devant César, 1866
- Jean Léon Gérôme, Le roi Candaule, Porto Rico, Museo de Arte
Bon, et dernier conseil de lecture pour cette chronique, si vous voyez Cléopâtre représentée non loin d’un tapis, là encore, ce n’est pas un hasard.
La reine d’Egypte serait entrée dans le palais des Lagides à Alexandrie où se trouvait César, cachée dans des couvertures ou un tapis que portait sur son épaule un serviteur, Apollodore. Celui-ci aurait expliqué aux gardes de l’empereur qu’il s’agissait d’un cadeau pour lui. Apollodore déroule doucement le tapis. Cléopâtre roule alors sur le sol, étire ses bras, se lève en tâchant de garder tout son maintien, paraît aux yeux de César.
Enfin, si vous vous promenez dans les musées vous risquez également de voir Cléopâtre dépeinte telle une ensorceleuse, une sorcière. En témoignent certains tableaux qui la montre essayant sur des esclaves des poisons.
- Alexandre Cabanel, Cléopâtre essayant des poisons sur les condamnés à mort, 1887, Anvers, Museum voor Schone Kunsten
Ici, le sème du sadisme apparaît et s’adjoint à cette iconographie maléfique, de prophétesse. C’est à la même époque que l’on peint abondamment les Circé, Médée etc.
- John William Waterhouse, Cleopatra, 1849-1917, c.1888 ( collection privée )
- Cléopâtre tentant de tuer le prêtre Harmachis ( H.Rider Haggard, Cléopatra, Londres, 1889)
Voilà, je crois que nous avons fait le tour et que vous êtes maintenant prêts à reconnaître et à comprendre Cléopâtre dans n’importe quelle configuration artistique.
Vous pourrez même vous vanter de connaître les histoires qui se cachent derrière les épisodes peints.
J’espère que cela vous a plu et je vous dis au mois prochain pour une prochaine chronique de décryptage artistique !